Ars Cultura

L’opium Du Peuple (citations)

Introduction de « Contribution à la critique de la philosophie du droit » de Hegel

  • Karl Marx
  • Morana, C., Molitor, J. L’opium du peuple : introduction de « Contribution à la critique de la philosophie du droit » de Hegel. Paris : Mille et une nuits, 2013.

(Les emphases sont celles du texte)

Rétablissement du vrai discours marxien sur la question de la religion, loin d’être la vulgaire diatribe que nous peint la vulgarisation marxiste-léniniste. Non, la religion n’est pas une drogue selon Marx, mais la nécessaire cristallisation des derniers vestiges sacraux du jouir humain.

Pour l’Allemagne, la critique de la religion est pour l’essentiel close. Or, la critique de la religion est la condition première de toute critique.
L’existence profane de l’erreur est compromise dès que sa céleste oratio pro aris et focis1 a été réfutée. L’homme qui, dans la réalité fantastique du Ciel où il cherchait un surhomme, n’a trouvé que sa propre apparence, le non-homme, là où il cherche et est forcé de chercher sa réalité véritable.
Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : L’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience du monde renversée, parce qu’ils constituent eux-mêmes un monde à l’envers. La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium2 encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. C’est la réalisation fantastique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine n’a pas de réalité véritable. La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel.
La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple.
Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole.
La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l’homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu’il secoue la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne l’homme pour qu’il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu’il se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil. La religion n’est que le soleil illusoire qui se meut autour de l’homme, tant qu’il ne se meut pas autour de lui-même.
C’est donc la mission de l’histoire, une fois que la vie future de la vérité s’est évanouie, que d’établir la vérité de la vie présente. Et la première tâche de la philosophie, qui est au service de l’histoire, consiste, une fois démasquée l’image sainte qui représentait la renonciation de l’homme à lui-même, à démasquer cette renonciation sous ses formes profanes. La critique du Ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique.

— p. 13-16

Définition du prolétariat de l’époque (1843), qui n’a jamais été seulement les miniers ou les blouses bleus (a contrario de ce qu’affirme le catéchisme léniniste), mais bien la classe universelle des hommes à qui on impose les conditions de production, cœur de l’émancipation du peuple allemand – et de la résurrection de tous les humains.

En France, il suffit qu’on soit quelque chose pour vouloir être tout. En Allemagne, personne n’a le droit d’être quelque chose, à moins de renoncer à tout. En France, l’émancipation partielle est la raison de l’émancipation universelle. En Allemagne, l’émancipation universelle est la condition sine qua non de toute émancipation partielle. […]
Où donc est la possibilité positive de l’émancipation allemande ?
Voice notre réponse. Il faut former une classe avec des chaînes radicales, une classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, une sphère qui ait un caractère universel par ses souffrances universelles et ne revendique pas de droit particulier, parce qu’on ne lui a pas fait de tort particulier, mais un tort en soi, une sphère qui ne puisse plus s’en rapporter à un titre historique, mais simplement au titre humain, une sphère qui ne soit pas en une opposition particulière avec les conséquences, mais en une opposition générale avec toutes les suppositions du système politique allemand, une sphère enfin qui ne puisse s’émanciper sans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans, par conséquent, les émanciper toutes, qui soit, en un mot, la perte complère de l’homme et ne puisse donc se reconquérir elle-même que par le regain complet de l’homme. La décomposition de la société en tant que classe particulière, c’est le prolétariat.
Le prolétariat ne commence à se constituer en Allemagne que grâce au mouvement industriel, qui s’annonce partout. En effet, ce qui forme le prolétariat, ce n’est pas la pauvreté naturellement existante, mais la pauvreté produite artificiellement ; ce n’est pas la masse machinalement opprimée par le poids de la société, mais la masse résultant de la décomposition aiguë de la société, et surtout de la décomposition aiguë de la classe moyenne. Ce qui n’empêche pas, cela va de soi, la pauvreté naturelle et le servage germano-chrétien de grossir peu à peu les rangs du prolétariat.
Lorsque le prolétariat annonce la dissolution de l’ordre social actuel, il ne fait qu’énoncer le secret de sa propre existence, car il constitue lui-même la dissolution effective de cet ordre social. Lorsque le prolétariat réclame la négation de la propriété privée, il ne fait qu’établir en principe de la société ce que la société a établi en principe du prolétariat, ce que celui-ci, sans qu’il y soit pour rien, personnifie déjà comme résultat négatif de la société. Le prolétariat se trouve alors, par rapport au nouveau monde naissant, dans la même situation juridique que le roi allemand par rapport au monde existant, quand il appelle le peuple son peuple ou un cheval son cheval. En déclarant le peuple sa propriété privée, le roi énonce tout simplement que le propriétaire privé est roi.
De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes intellectuelles. Et dès que l’éclair de la pensée aura pénétré au fond de ce naïf terrain populaire, les Allemands s’émanciperont et deviendront des hommes.
Résumons le résultat. L’émancipation de l’Allemagne n’est pratiquement possible que si l’on se place au point de vue de la théorie qui déclare que l’homme est l’essence suprême de l’homme. L’Allemagne ne pourra s’émanciper du Moyen Âge qu’en s’émancipant en même temps des victoires partielles remportées sur le Moyen Âge. En Allemagne, aucune espèce d’esclavage ne peut être détruite sans la destruction de tout esclavage. L’Allemagne qui aime aller au fond des choses ne peut faire de révolution sans tout bouleverser de fond en comble. L’émancipation de l’Allemand, c’est l’émancipation de l’homme. La philosophie est la tête de cette émancipation, le prolétariat en est le cœur. La philosophie ne peut être réalisée sans la suppression du prolétariat, et le prolétariat ne peut être supprimé sans la réalisation de la philosophie.
Quand toutes les conditions intérieures auront été remplies, le jour de la résurrection allemande sera annoncé par le chant éclatant du coq gaulois.

— p. 39-43


  1. Littéralement, plaidoyer pour la défense des autels et des foyers, ce qui constitue ici un discours d’autodéfense. ↩︎

  2. Un compendium désigne une compilation de connaissances, souvent sous une forme abrégée ; une somme encyclopédique. ↩︎