Ars Cultura

Le Mythe De Phaéton

Et ce qu’en dit Platon

Écoute donc, socrate, une histoire à la vérité fort étrange, mais exactement vraie, comme l’a jadis affirmé Solon. Il raconta à Critias, mon grand-père, que notre ville avait autrefois accompli de grands et admirables exploits, effacés par le temps et les destructions d’hommes. Je vais redire cette vieille histoire, comme je l’ai entendu raconter par un homme qui n’était pas jeune. Car Critias n’était pas loin de sa quatre-vingt-dixième année, et moi j’avais à peine atteint ma dixième.1

Le Timée est souvent considéré comme l’œuvre la plus importante de Platon. Ce dialogue, vraisemblablement écrit 15 ans avant sa mort, recèle pourtant une part considérable de références obscures et d’allusions inexpliquées. Il compose avec Critias et l’Hermocrate une trilogie destinée à décrire les origines de l’univers. La dernière partie de cette trilogie n’a jamais été retrouvée.

Platon.

Dès l’ouverture du Timée, Critias le Jeune relate un curieux témoignage de son grand-père :

En Égypte, dans le Delta formé par le Nil, [se trouve] la ville de Saïs [patrie] du roi Amasis. Les habitants ont pour protectrice [une] déesse dont le nom égyptien est Neïth, et qui, suivant eux, est la même que l’Athéna des Grecs. Ils aiment beaucoup les Athéniens, et ils se disent de la même origine. Arrivé à Saïs, Solon [fut] fort bien reçu ; [il] reconnut qu’on pouvait presque dire qu’auprès de leur science, la sienne et celle de tous ses compatriotes n’était rien. Un jour, voulant engager les prêtres à parler de l’antiquité, il se mit à leur raconter ce que nous savons de plus ancien, Phoronée dit le Premier, Niobé, le déluge de Deucalion et de Pyrrha, leur histoire et leur postérité, supputant le nombre des années et essayant ainsi de fixer l’époque des événements. Un des prêtres les plus âgés lui dit : Ô Solon, Solon, vous autres Grecs vous serez toujours enfants ; il n’y a pas de vieillards parmi vous. — Et pourquoi cela ? répondit Solon — Vous êtes tous, dit le prêtre, jeunes d’intelligence ; vous ne possédez aucune vieille tradition ni aucune science vénérable par son antiquité. En voici la raison : le genre humain a subi et subira plusieurs destructions, les plus grandes par le feu et l’eau[.] Ce qu’on raconte chez vous de Phaéton, fils du Soleil, qui, voulant conduire le char de son père et ne pouvant le maintenir dans la route ordinaire, embrasa la terre et périt lui-même frappé de la foudre, a toute l’apparence d’une fable ; ce qu’il y a de vrai, c’est que dans les mouvements des astres autour de la terre, il peut, à de longs intervalles de temps, arriver des catastrophes où tout ce qui se trouve sur la terre est détruit par le feu.

Phaéton embrase la Terre.

Après avoir lu cet extrait, une question devrait vous tarauder : que raconte donc le mythe de Phaéton qu’évoque ce prêtre égyptien ? Ovide nous le conte dans ses Métamorphoses.

Phaéton, fils caché d’Apollon, demande à sa mère Clymène des preuves de son lien de parenté avec le dieu du Soleil. Il lui rend donc visite :

Clymène indiquant à Phaéton le royaume de son père.

Le Soleil commanda à Phaéton de s’approcher, et, le serrant dans ses bras : “Clymène a dit vrai en te révélant ta naissance, et, pour lever tous tes doutes, demande à ton gré un gage de ma tendresse ; tu le recevras aussitôt.” À peine il achevait ces mots, que Phaéton demande le char de son père et le droit de guider, un seul jour, les rênes de ses chevaux ailés. Le soleil regretta son serment, et secouant trois fois sa tête radieuse : “Ton vœu, dit-il, a rendu mon serment téméraire ; Ah ! puissé-je ne pas l’accomplir ! [Tes] destinées sont d’un mortel et tes vœux sont d’un dieu. [Suppose] que mon char t’est confié, que faire alors ? Pourras-tu lutter contre le tourbillon des pôles et vaincre la vitesse de l’axe des cieux ? Tu te flattes peut-être de rencontrer en ton chemin des bois sacrés, des villes célestes, des temples enrichis d’offrandes ; la route est semée d’embûches et remplie de monstres effrayants. Je veux que tu suives sans t’égarer la véritable voie ; il te faudra passer entre les cornes du Taureau qui regarde à l’orient, l’arc du Centaure d’Hémonie, la gueule menaçante du Lion, les bras terribles du Scorpion, recourbés autour d’un long espace, et ceux du Cancer, qui s’ouvrent en sens opposé. Mes coursiers, bouillant du feu qui brûle dans leurs flancs, et qu’ils exhalent de leur bouche et de leur naseaux, ne seront pas dociles à ta main[.] [Pour] te croire issu de mon sang, tu demandes un témoignage certain ; en est-il un plus certain que le trouble où je suis ? [N]’en doute pas, je l’ai juré par les ondes du Styx, tes vœux, quels qu’ils soient, seront satisfaits : puissent-ils être plus sages !”2

Phaéton voyant Apollon sur son trône.

Les grecs avaient beaucoup d’imagination, c’est en tout cas ce qu’on pense communément d’eux lorsqu’on lit ce genre de textes. Ils inventent des dieux, des lieux et des intrigues alambiquées qui font et défont leurs liens complexes… Mais si le mythe de Phaéton n’est qu’une fable sur l’ambition, sur la fougue de la jeunesse, pourquoi se donner tant de mal, pourquoi dépeindre tant de détails futiles et a priori insensés pour faire passer un message aussi simple ?

Prenons un instant le parti du prêtre égyptien de Platon pour qui cette histoire, bien qu’elle ait “l’apparence d’une fable”, recouvre une réalité. Examinons donc ce que dit précisément le texte.

Phaéton et Hélios (Apollon).

Phaéton demande à conduire le char d’Apollon/Helios, dieu du Soleil, au-dessus du “globe” “tourbillonnant”, la Terre (que les grecs décrivaient déjà comme ronde), selon une route bien définie, “semée d’embûches et remplie de monstres effrayants.” Des monstres effrayants mais tout à fait familiers : il s’agit bien entendu des constellations de la sphère céleste, dont les définitions ne diffèrent quasiment pas depuis l’antiquité. Le référentiel est resté le même.

Phaéton perd le contrôle de son chariot.

Un “char qui répand la flamme” traversant le ciel… Est-ce loufoque de penser que cette métaphore désigne un objet céleste pénétrant l’atmosphère ? Je ne crois pas. En fait, en recoupant les informations du mythe narré par Ovide, voilà la trajectoire qu’on reconstitue : ce chemin part du Taureau et arrive au Scorpion, suivant peu ou prou le plan de l’écliptique3. Or, parmi les courants météoritiques connus des astronomes, il y a celui des Taurides, nommé d’après le point de départ perçu dans le ciel… en l’occurrence la constellation du Taureau.

Trajectoire du chariot.

Cet essaim de météorides passe régulièrement près de l’orbite de la Terre, de telle sorte qu’on peut l’observer traverser l’atmosphère plusieurs fois par an. Le volume de ce courant de matière est le plus important du système solaire, même si ce sont surtout de petites pierres. Il intéresse particulièrement les scientifiques, et pour cause : il est très étalé dans l’espace et présente de réels risques de collisions avec la Terre, particulièrement si notre planète traverse le cœur du courant.45

Radiants des taurides.

Cette vidéo illustre bien le phénomène :

Plus loin dans ce passage Apollon averti son fils de rester à égale distance des constellations du Serpent et de l’Autel : “trop haut, tu embraserais les célestes demeures ; trop bas, tu embraserais la terre.”
Mais ce n’est pas tout, il lui dit aussi ceci :

[T]andis que je parle, la nuit humide, aux bornes de sa course, a touché les bords de l’Hespérie : je ne puis tarder plus longtemps : l’univers attend ma présence : le flambeau de l’aurore a dissipé les ténèbres. [Use] de mes conseils plutôt que de mon char. Tu le peux ; tu n’as point encore quitté l’asile assuré que t’offre ce palais ; [à] l’abri du péril, laisse-moi dispenser la lumière au monde, et contente-toi d’en jouir.

Vous l’avez compris : le dieu du soleil répand la lumière du jour sur la Terre, autrement dit, la scène se déroule au petit matin. Nous avons donc affaire à un épisode diurne. Prenons-en note.

Mosaïque d'Hélios.

Lorsque Phaéton prend le contrôle du char d’Apollon, la situation dégénère : Phaéton déraille. Sont mentionnés la Grande Ourse, le Bouvier et le Serpent. Il a dévié de la trajectoire de son père et va bientôt provoquer un cataclysme tel qu’évoqué par le prêtre égyptien de Platon.

[L]e fougueux jeune homme s’élance sur le char rapide ; [Mais] tel qu’un vaisseau, dont le lest est trop faible, vacille et devient, à cause de sa trop grande légèreté, le jouet mobile des flots[.] [Les] coursiers l’ont à peine senti que, précipitant leur course, ils abandonnent la route tracée, et ne courent plus dans le même ordre qu’auparavant. Phaéton s’épouvante : quel chemin suivre ? il ne sait. [Sa] main, glacée par l’effroi, laisse échapper les rênes ; sitôt que les coursiers les ont senties flotter sur leurs flancs, ils se donnent carrière. [La] Lune s’étonne de voir les chevaux de son frère descendre, dans leur course, au-dessous des siens. Les nuages embrasés s’exhalent en fumée ; le feu dévore les points les plus élevés de la terre ; elle se fend, s’entr’ouvre et se dessèche en perdant les sucs qui la nourrissent. On voit jaunir les pâturages, les arbres brûlent avec leur feuillage, et les moissons arides fournissent l’aliment de leur ruine à la flamme qui les détruit. Mais ce sont là les moins horribles maux. De grandes villes s’écroulent avec leurs murailles ; des peuples et des pays entiers sont changés par l’incendie en un monceau de cendres ; les forêts se consument avec les montagnes qu’elles couvrent. Tout brûle[.] Phaéton voit l’univers entier en proie à l’incendie ; il n’en peut plus longtemps soutenir la violence.

Pour couper court au désastre, Zeus frappe de sa foudre le char du soleil. Phaéton est mis hors d’état de nuire.

Il est difficile de concevoir l’ampleur des bouleversements décrits par le mythe, mais un épisode récent peut peut-être nous éclairer.

Le 30 juin 1908 une gigantesque onde de choc retentit au beau milieu de la Sibérie. La cause ? Vraisemblablement une météorite de 50m de diamètre qui s’est désagrégée dans les airs. L’incident de la Toungouska fut une explosion équivalant à 100 fois la bombe atomique d’Hiroshima.

Image d'archive non loin de l'épicentre. Image d'archive non loin de l'épicentre.

La provenance supposée de cette météorite ? Le courant des bêta-taurides, un essaim météoritique issu des Taurides qui se manifeste en journée pendant les mois de juin et juillet.6 En fait, son pic d’activité visible est à la fin du mois de juin. Ces météorites sont le plus visibles au lever du soleil. L’évènement de la Toungouska a eu lieu à 7 heures du matin, alors que, diraient les Grecs, Apollon répand sa lumière sur le monde.

En juin, à ce moment de la journée, la constellation du Taureau se confond quasiment avec le soleil, de telle manière qu’il n’est pas possible à l’œil nu de dissocier les deux. Un témoin7 relate son effroi face au “second soleil”, plus brillant encore que celui qu’on connaît. Il n’est pas difficile de penser qu’on ait pu croire, il y a des milliers d’années, que ce genre de météorites proviennent du soleil lui-même, que l’avènement de cette catastrophe soit lié à Helios lui-même.

Radiant des taurides et position du soleil dans le ciel.

D’autres évoquent des vents tempétueux, des “biches qui volent dans les airs”, le ciel qui se met à “brûler”, etc. Les habitants de la région ont remarqué d’intenses aurores boréales les jours précédents et suivants l’évènement. La désagrégation du bolide a provoqué un bruit assourdissant. Pour ceux qui l’ont entendu – heureusement peu de monde dans cette région désertique – la détonation fut la plus puissante qu’ils aient entendu de leur vivant. Ce fracas tonitruant est l’effet que provoque l’arrivée dans l’atmosphère de roches cosmiques à une vitesse plus élevée que celle du son. On pardonnerait volontiers à un néophyte en la matière de penser que c’est là l’œuvre de la foudre divine…

Ce bolide eut-il seulement touché le sol, les dégâts auraient été bien plus dévastateurs. S’eut-il échoué au cœur d’un pays développé, les conséquences humaines et matérielles auraient très aisément rivalisé avec les drames les plus tragiques de l’Histoire.

Tsunamis, volcanisme soudain, tremblements de terre, glaciation quasi-instantanée causée par la formation d’écrans de suie qui renvoie la lumière du soleil dans l’espace, etc. Les réactions en chaîne peuvent être multiples et décimer la plupart des organismes vivants sur Terre. Si les dinosaures se sont éteints suite à l’impact d’un astéroïde8, serait-ce si étonnant que d’anciennes sociétés humaines aient assisté à des phénomènes comparables et aient tenté, par le truchement de leur tradition mythologique, de nous en avertir ?

Revenons au prêtre égyptien du Timée. Après avoir évoqué le mythe de Phaéton, il poursuit :

Voilà pourquoi nous avons conservé les monuments les plus anciens. En tout pays, le genre humain subsiste toujours en nombre plus ou moins considérable, à moins qu’un froid ou une chaleur extrême ne s’y oppose. Tout ce que nous connaissons, chez vous ou ici ou ailleurs, d’événements glorieux, importants ou remarquables sous d’autres rapports, tout cela existe chez nous, consigné par écrit et conservé dans nos temples depuis un temps immémorial. Mais en Grèce à peine a-t-on constaté vos actions et celles des autres peuples, soit par écrit, ou par tout autre moyen en usage, que les eaux du ciel viennent périodiquement fondre sur vous comme un fléau, ne laissant survivre que des hommes sans lettres et sans instruction ; de sorte que vous voilà de nouveau dans l’enfance, ignorant ce qui s’est passé dans l’antiquité chez vous aussi bien que chez nous. Vraiment, Solon, les généalogies que tu viens d’énumérer diffèrent peu de fables puériles. D’abord, vous ne parlez que d’un seul déluge, quoiqu’il y en ait eu plusieurs auparavant ; puis, la plus belle et la plus vaillante race qui ait jamais existé dans votre pays, vous n’en faites pas mention, bien que toi-même et tous tes compatriotes aujourd’hui vous tiriez votre origine d’un des germes de cette race échappé au commun désastre. Vous ignorez tout cela, parce que les survivants et leurs descendants demeurèrent longtemps sans avoir la connaissance des lettres. Car déjà autrefois, Solon, avant la grande destruction opérée par le déluge, la ville qui est aujourd’hui Athènes, excellait dans la guerre ; elle était renommée par la perfection de ses lois ; et ses actions et son gouvernement l’élevaient au-dessus de toutes les cités que nous ayons connues sous le ciel.

Peut-être que les anciens avaient beaucoup d’imagination. Peut-être aussi qu’ils avaient beaucoup d’histoires oubliées à nous raconter.

Phaéton perd le contrôle de son bolide.

Cette année vous pourrez observer les Taurides nocturnes entre le 23 septembre et le 2 décembre, avec des pics d’activité les 5 et 13 novembre à minuit. D’autres courants plus intenses, comme les Lyrides et les Perséides, sont visibles en avril et en août. Amusez-vous bien !

NASA/Bill Ingalls

Attribution ordonnée des peintures et gravures utilisés dans cet article :

  • Sébastien Bourdon, La Chute de Phaéton
  • Hendrik Goltzius, Clymene Urging Phaeton to Find Helios
  • Stanisław August
  • Nicolas Poussin, Hélios et Phaëton avec Saturne et les quatre saisons
  • La mort de Phaéton
  • Pierre Paul Rubens, La Chute de Phaéton
  • NASA/Bill Ingalls

Ressources diverses


  1. Timée, Platon. Traduction par Émile Chambry. Garnier-Flammarion, 1992 (p. 400-470). ↩︎

  2. Les Métamorphoses, Ovide. Traduction par auteurs multiples. Texte établi par Désiré Nisard, Firmin-Didot, 1850 (p. 269-288). ↩︎

  3. Les planètes du système solaire tournent autour du plan écliptique. ↩︎

  4. Discovery of a new branch of the Taurid meteoroid stream as a real source of potentially hazardous bodies, P. Spurný, J. Borovička, H. Mucke, J. Svoreň. https://doi.org/10.48550/arXiv.1705.08633↩︎

  5. The 2019 Taurid resonant swarm: prospects for ground detection of small NEOs, David L. Clark, et al. https://arxiv.org/abs/1905.01260 ↩︎

  6. Did the Beta Taurid Meteor Shower Cause the 1908 Tunguska Explosion?, Space.com. https://www.space.com/beta-taurid-meteor-shower-tunguska-explosion-planetary-defense.html ↩︎

  7. New data on accounts of the 1908 Tunguska event, Andrei Ol’khovatov. https://doi.org/10.1111/ter.12453 ↩︎

  8. Une nouvelle théorie avance d’ailleurs que l’astéroïde ayant décimé les dinosaures a émergé en raison de l’influence gravitationnelle de Jupiter, qui est aussi à l’origine de notre contact avec les Taurides : https://news.harvard.edu/gazette/story/2021/02/new-theory-behind-asteroid-that-killed-the-dinosaurs/ ↩︎