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Les Problèmes Qui en Valent La Peine

Richard Feynman sur ce qu’on fait de nos vies

  • Richard Feynman
  • science

Dans une lettre datée du 3 février 19661, Richard Feynman (1918-1988) décrit avec élégance les “problèmes qui valent la peine”. On peut avoir tendance à penser que ce sont les “grands” problèmes, les questions de physique quantique ou de métaphysique, mais la vision de Feynman est tout autre.

Cette lettre fait partie d’un échange commencé avec un ancien élève, Koichi Mano, qui avait écrit pour lui adresser ses félicitations suite à son prix Nobel. Richard Feynman lui a demandé ce qu’il faisait et Koichi a répondu : “J’étudie la théorie de la cohérence avec quelques applications à la propagation des ondes électromagnétiques à travers une atmosphère turbulente… un type de problème humble et terre à terre.” Voici la suite de l’échange :

Cher Koichi,

J’ai été très heureux d’avoir de vos nouvelles, et d’apprendre que vous avez un tel poste dans les laboratoires de recherche. Malheureusement, votre lettre m’a rendu malheureux car vous me semblez être vraiment triste. Il semble que l’influence de votre professeur ait été de vous donner une fausse idée de ce que sont les problèmes qui en valent la peine. Les problèmes qui en valent la peine sont ceux que vous pouvez vraiment résoudre ou aider à résoudre, ceux auxquels vous pouvez vraiment contribuer. Un problème est grand en science s’il se trouve devant nous sans être résolu et que nous voyons un moyen de le faire avancer. Je vous conseille de prendre des problèmes encore plus simples, ou comme vous dites, plus humbles, jusqu’à ce que vous en trouviez un que vous pouvez vraiment résoudre facilement, aussi insignifiant soit-il. Vous aurez le plaisir de réussir, et d’aider votre prochain, même si ce n’est que pour répondre à une question dans l’esprit d’un collègue moins compétent que vous. Vous ne devez pas vous priver de ces plaisirs parce que vous avez une idée erronée de ce qui en vaut la peine.

Vous m’avez rencontré à l’apogée de ma carrière, lorsque je semblais m’occuper de problèmes proches des dieux. Mais à la même époque, j’avais un autre étudiant en doctorat (Albert Hibbs) dont la thèse portait sur la manière dont les vents génèrent les vagues de la mer. Je l’ai accepté comme étudiant parce qu’il est venu me voir avec le problème qu’il voulait résoudre. Avec vous, j’ai fait une erreur, je vous ai donné le problème au lieu de vous laisser trouver le vôtre ; et je vous ai laissé avec une idée erronée de ce qui est intéressant, agréable ou important de travailler (à savoir les problèmes sur lesquels vous voyez que vous pouvez faire quelque chose). Je suis désolé, excusez-moi. J’espère par cette lettre corriger un peu le tir.

J’ai travaillé sur d’innombrables problèmes que vous qualifieriez d’humbles, mais que j’ai appréciés et pour lesquels je me sentais très bien parce que je pouvais parfois réussir partiellement. Par exemple, des expériences sur le coefficient de friction sur des surfaces très polies, pour essayer d’apprendre quelque chose sur le fonctionnement de la friction (échec). Ou encore, comment les propriétés élastiques des cristaux dépendent des forces entre les atomes qui les composent, ou comment faire adhérer du métal galvanisé à des objets en plastique (comme des boutons de radio). Ou encore, comment les neutrons se diffusent à partir de l’uranium. Ou encore, la réflexion des ondes électromagnétiques sur les films recouvrant le verre. Le développement des ondes de choc dans les explosions. La conception d’un compteur de neutrons. Pourquoi certains éléments capturent les électrons des orbites L, mais pas ceux des orbites K. Théorie générale sur la façon de plier du papier pour fabriquer un certain type de jouet d’enfant (appelé flexagons). Les niveaux d’énergie des noyaux légers. La théorie des turbulences (j’y ai consacré plusieurs années sans succès). Plus tous les problèmes “plus grands” de la théorie quantique.

Aucun problème n’est trop petit ou trop insignifiant si nous pouvons vraiment y faire quelque chose.

Vous dites que vous êtes un homme sans nom. Vous ne l’êtes pas pour votre femme ni pour votre enfant. Vous ne le resterez pas longtemps pour vos collègues immédiats si vous pouvez répondre à leurs simples questions lorsqu’ils viennent dans votre bureau. Vous n’êtes pas sans nom pour moi. Ne restez pas anonyme pour vous-même – c’est une façon trop triste d’être. Connaissez votre place dans le monde et évaluez-vous équitablement, non pas en fonction des idéaux naïfs de votre jeunesse, ni en fonction de ce que vous imaginez à tort être les idéaux de votre professeur.

Je vous souhaite bonne chance et beaucoup de bonheur.

Sincèrement,

Richard P. Feynman.


  1. Perfectly Reasonable Deviations From the Beaten Track: The Letters of Richard Feynman, Richard Feynman, Michelle Feynman. ↩︎