Ars Cultura

Ceci N’est Pas Une Société

La Société Gazeuse de la planche à billets

En pleine pandémie mondiale du COVID19, les banques centrales américaine (la Federal Reserve), européenne (BCE), japonaise, chinoise et indienne s’apprêtent à injecter l’équivalent d’au moins 7 000 milliards de dollars dans l’économie.1 Neil Kashkari, le président de la Fed de Minneapolis, affirme sur CBS qu’ils ont de « l’argent à l’infini » ; la planche à billets, l’imprimante à monnaie qui créée de l’argent ex nihilo, s’apprête à tourner comme jamais.
L’ordre du jour est, toujours actuellement, d’arroser des entreprises que les actionnaires ne dirigent pas puisque, de toute évidence, ils n’avaient rien prévu du tout à leur très large majorité – car oui, gouverner c’est prévoir. Les “pauvres” compagnies aériennes privés (pour ne citer qu’elles) n’ont eu qu’un seul mérite : celui d’être « too big to fail ».
À vrai dire, les chefs d’entreprises qui avaient vu venir le bousin se sont tous empressés de quitter le navire avant qu’il ne sombre : le mois de janvier 2020 a établi le record du nombre de démission de PDGs aux États-Unis.2 Peut-on leur en vouloir réellement d’ailleurs ? À la fois non, car un système centralisé et mondialisé tend à favoriser les plus gros acteurs et à empêcher les autres de prendre les garanties qu’il faudrait ; et à la fois oui : ce n’est pas comme si la crise financière de 2008 n’avait jamais eu lieu et que Le Cygne Noir de Nassim Taleb n’avait jamais été écrit.3

En tout cas, la Fed aura au moins inspiré l’internet américain : les mèmes, comme le cash, coulent à flots :

Peut-être faudrait-il avertir la BCE et la Fed qu’on ne répare pas un bateau qui coule en jetant des liasses de billets à la mer ; généralement, la méthode la plus efficace consiste à s’attaquer aux causes réelles, en l’occurrence la capacité des hôpitaux, l’absence de tests, de frontières et surtout de masques.

Mais cela est bien normal car, en réalité, s’il y a tout l’argent du monde, alors il n’y a pas d’économie, et s’il n’y a pas d’économie, alors il n’y a pas de société, surtout pas de société postmoderne et rationnelle. Tout cela ne peut produire qu’un monde plastique, jetable, où l’époque se manque à elle-même, où rien n’arrive, jamais.
C’est ce dont parle Tyler Durden dans Fight Club :

We’re the middle children of history, man. No purpose or place. We have no Great War. No Great Depression. Our Great War’s a spiritual war… our Great Depression is our lives
[« On est les enfants oubliés de l’histoire, sans but ni place dans la vie. On n’a pas de grande guerre, pas de grande récession. Notre guerre est spirituelle. Notre récession, c’est notre vie. »]

Là où Zygmunt Bauman voyait la Société Liquide, il serait temps d’y discerner la Société Gazeuse. Et pour cause : la part des produits dérivés, c’est-à-dire la part des montages financiers dépendant d’autres montages financiers (grosso modo des paris sur des gains ou pertes futurs) fait approximativement 3 à 6 fois la taille du PIB mondial ; la dette, c’est-à-dire l’anticipation sans cesse repoussée d’un hypothétique gain futur, est plus grande que l’argent en circulation et la valeur de la bourse mondiale réunis. Voyez plutôt :

Vous voyez cet énorme bloc qui n’en finit pas ? C’est ce qu’on appelle communément “l’économie”, plus vraisemblablement la fiction de celle-ci.

À l’issue des accords de Bretton-Woods, la transmutation de l’ancienne économie physique (basée sur l’étalon or) vers la marchandise du papier dollar (sans référent réel) a, dans son mouvement hégémonique, permis par la revente de l’extraction pétrolière via le « pétrodollar », oblitérée la réalité du monde. Nous vivons une virtualité où tous les phénomènes se sont échappés dans l’abstraction des abstractions, celle du chiffre. L’argent réel et tangible s’est éloigné dans l’infinité des nombres à la mesure que la production elle-même est devenue purement virtuelle (robots et autres logiciels) – on peut inculper la technologie ou bien le mode de production (à savoir si on est plus Ted Kaczynski que Marx).
Et c’est ce que Guy Debord nous raconte quand il annonce la Société du Spectacle :

Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.

On a distillé le Liquide, on en a fait du pétrole, et maintenant il ne reste plus que les gaz de nos pots d’échappement.

Mais ce monde fantôme ne tient que grâce à notre confiance collective inébranlable ou, plutôt, notre tacite abduction – à défaut d’avoir le choix.

Et si personne n’opte pour le pardon, celui des dettes comme du reste, et puisque le commerce n’est jamais que la guerre sans la violence, peut-être faut-il s’attendre à la voir revenir, la violence, et à la voir s’éloigner un peu, la civilisation.


  1. https://edition.cnn.com/2020/03/26/economy/global-economy-coronavirus-bailout ↩︎

  2. https://www.businessinsider.com/bob-iger-keith-block-ceos-that-stepped-down-in-2020 ↩︎

  3. Au sujet de la Crise, voir le film The Big Short, très pédagogue et véritablement jouissif à regarder ; pour une bonne introduction à la pensée de Taleb, voir https://www.youtube.com/watch?v=h-0T7f6tOyg↩︎