Ars Cultura

Le Discours Des Anciens

Adresse aux étudiants de l’Université Américaine de Beyrouth

Nassim Nicholas Taleb est un essayiste et statisticien libano-américain. Sudiste (comme dirait Bardèche) par excellence, polyglotte, chrétien orthodoxe, d’abord trader puis chercheur, Taleb allie le panache à la française et l’érudition aristocratique des grands noms de la chrétienté occidentale. Sa spécialité est l’épistémologie des probabilités, qu’il utilise pour comprendre le monde et l’Histoire du “Temps Long”. Il est actuellement professeur d’ingénierie du risque à l’Institut polytechnique de l’université de New York.
Ce qui suit est la traduction permissive et abrégée d’un de ses discours.


Je tiens à préciser que c’est quelque chose de nouveau pour moi. Je n’ai jamais assisté à une remise de diplômes, pas même la mienne. Il me fallait donc décider de ce dont j’allais vous parler. Je devais vous parler de réussite et, comme vous le savez peut-être, je ne suis pas vraiment en accord avec la définition académique de la réussite.

La fragilité du “succès”

Il n’y a qu’une définition du succès : regardez-vous dans un miroir, le soir, et demandez-vous si vous décevriez la personne que vous étiez à 18 ans, juste avant que les gens ne deviennent corrompus par la vie. Laisse cette personne être ton/ta seul(e) juge, pas ta réputation, pas ta richesse, pas ta place dans quelconque groupe, pas tes médailles. Si tu n’as pas honte, alors tu as réussi – toutes autres définitions de la réussite sont des constructions modernes, et fragiles.
La définition de la réussite chez les grecs de l’Antiquité était d’avoir eu une mort héroïque  mais comme nous vivons dans des sociétés apaisées (même au Liban), on peut reformuler cette définition ainsi : avoir pris un chemin héroïque pour le bienfait des autres (peu importe qui, pourvu que ce soit autrui). Par exemple, les sociétés secrètes ont la règle de l’uomo d’onore [l’homme d’honneur] : vous êtes ce que vous faites vis-à-vis des autres membres. La vertu est donc inséparable du courage (comme le courage de faire ce que les autres n’osent pas). Vous devez donc prendre des risques pour le bien d’autrui – c’est ça la réussite, c’est ça l’honneur. Ça peut par exemple être aider la municipalité de votre village  plus c’est local, moins c’est abstrait, mieux c’est.

La réussite requiert l’absence de fragilité. J’ai vu des milliardaires terrifiés par les journalistes, des riches vexés par leur beau-frère devenu riche, des prix Nobel qui avaient peur d’engager une discussion sur internet  le plus haut vous allez, le pire sera la chute. Pour la plupart des gens, le succès externe vient avec plus de fragilité et plus d’insécurité. Le pire : les ex-machins, avec des CVs long comme le bras qui, une fois leur hauts faits accomplis, sont accros à l’attention de bureaucrates serviles et se trouvent soudain inutiles, comme jetés à la poubelle – comme si vous reveniez chez vous un soir et que vous constatiez que quelqu’un vous a tout volé. La confiance en soi, en revanche, est robuste – c’est l’approche des stoïques, ce mouvement phénicien. Qui sont les stoïques ? Des bouddhistes avec un fort caractère. Imaginez quelqu’un de très libanais, et bouddhiste : c’est ça un stoïque. J’ai vu des gens robustes dans mon village Amioune fiers d’être des membres respectés de leur communauté, mener une vie heureuse et simple  des mathématiciens russes qui, pendant la difficile transition post-soviétique, fiers de gagner 200$ par mois pour faire un travail noble dont 20 personnes jouissaient et qui considéraient que faire montre de ses insignes ou recevoir des médailles étaient un signe de faiblesse et de manque de confiance en notre contribution. Et, croyez-moi, certains ultra-riches sont robustes, mais vous ne les entendez pas, car ils ne sont pas dans les médias – ils sont nos voisins et mènent une vie simple

Mon histoire

En vérité, tout ce qui se dit sur mon goût pour la philosophie, c’est du flan. Tout cela m’est venu d’une impulsion au jeu dont je ne peux me débarrasser. Donc, imaginez un parieur compulsif qui se prend pour Jésus. Les gens ne vont pas aimer cela, mais mon éducation vient de la pratique et de la prise de risque, avec une petite aide de l’école. J’ai eu la chance d’avoir une enfance proche de celle d’un méditerranéen classique, d’un européen du Moyen-Âge, avant que l’université ne devienne ce qu’elle est aujourd’hui. Mes parents tenaient une librairie à Beyrouth  ils achetaient beaucoup de livres mais n’avaient pas le temps de les lire, je les lisais donc pour eux. L’érudition est donc devenue une priorité pour moi et, en même temps, je me suis rendu compte que ce qu’on apprenait à l’école étaient très restreints et que c’est donc une perte de temps que de s’y consacrer trop. Je voulais devenir un écrivain, mais en me cantonnant au savoir du bac, c’était insuffisant, j’avais besoin d’élargir mes horizons et mon savoir. J’ai beaucoup séché l’école et j’en profitais pour lire  plus tard, j’ai constaté que je n’étais pas capable de me concentrer sur les sujets qui m’étaient imposés, j’ai donc séparé l’école pour les diplômes et l’école pour mon éducation.

Première découverte

J’ai commencé à écrire un roman à raison d’une page par an… Puis, quand j’étais en école de commerce, j’ai accidentellement découvert la théorie des probabilités et c’est devenu mon obsession, mais, comme je l’ai dit, ce n’est pas venu d’un goût mondain pour la philosophie ou d’une curiosité pour la science  c’était juste le frisson et l’excitation de prendre des risques, juste ça.
J’ai décidé de faire carrière dans l’étude des dérivés complexes après qu’un ami m’en ai parlé – une combinaison de trading et de mathématiques complexes  le domaine était alors nouveau, inexploré et très hardu mathématiquement.
La cupidité et la peur furent mes mentors les plus infaillibles, j’étais comme un toxico débile qui devient soudainement un génie lorsqu’il s’agit de se procurer sa dose par tous les moyens possibles. Quand il y avait de l’argent en jeu, mes capacités se décuplaient. Je suis toujours comme ça.
Quand il y a le feu, on court soudainement très très vite – c’était ma méthode.

Lorsque j’étais trader, les maths que nous utilisions étaient adaptés à la réalité de nos problèmes – contrairement aux académiciens qui théorisent d’abord et qui appliquent ensuite  il nous fallait une compréhension profonde du problème avant de le mettre en équation.

J’ai incidemment découvert que les économistes et les sociologues n’appliquaient jamais les bons outils mathématiques (ce qui fut le thème du Cygne Noir). Leurs méthodes étaient outrageusement caduques – et le sont toujours. Ils ignorent les évènements rares (dits “cygnes noirs”) et sont trop arrogants pour entendre raison. Cette découverte m’a octroyé une indépendance financière après le krach de 1987.
J’ai senti que j’avais quelque chose à dire sur la manière dont on utilise les probabilités et dont on comprend l’incertain. Les probabilités sont la logique de la science et de la philosophie  elles touchent à tant de sujets : la théologie, la philosophie, la psychologie, etc. Elles naissent ici, au Levant, au VIIIème siècle pour décrypter les messages.
Les 30 dernières années, j’ai erré entre les disciplines, taquinant les gens ici et là, jouant des tours à ceux qui se prennent trop au sérieux. Prenez l’étude en recherche médicale d’un chercheur imbu de lui-même et demandez-lui comment il interprète les p-values  il sera terrorisé.

L’Association Internationale des Names Droppers

J’ai compris quelque chose d’autre lorsque la crise financière de 2008 est arrivée et que les risques que j’avais pris avaient enfin payés. Avec elle est venue la notoriété et j’ai alors découvert que je détestais la célébrité, les gens célèbres, le caviar, le champagne, la nourriture snob, les vins hors de prix et, surtout, les gens qui commentent sur le vin. J’aime [les plats locaux et les choses simples], ni plus ni moins  les riches tendent à avoir leurs préférences dictés par tout un système conçu spécialement pour les arnaquer. Cette préférence personnelle m’est apparue un jour alors qu’après un diner mondain dans un restaurant Michelin 3 étoiles avec des gens compliqués et des plats compliqués je suis allé prendre à Nick’s Pizza un plat à 7$  depuis, je ne suis pas retourné dans un seul restaurant Michelin. Je suis particulièrement allergique à ceux qui aiment se voir entourer par des gens connus dont ils se délectent de citer les noms [NdT : les “name droppers”].
Après une année sous les projecteurs, je suis retourné dans l’intimité de ma bibliothèque et j’ai démarré une nouvelle carrière de chercheur orienté vers un travail technique. Quand je lis ma bio, c’est comme si c’était celle de quelqu’un d’autre, et je ne sais toujours pas où cela va me mener.

Jouer sa peau

Jouer sa peau = “Skin in the game”, titre de son dernier essai.

Je décris ma vie mais j’hésite à donner des conseils. Pourquoi ? Car tous les conseils qu’on m’a donné se sont révélés idiots et je suis heureux de ne pas les avoir suivis.
On m’a dit de me concentrer : je ne me suis jamais concentré. On m’a dit de ne jamais procrastiner : j’ai mis 20 ans à sortir Le Cygne Noir et il s’en est vendu 3 millions – j’aurais sans doute dû attendre 10 ans de plus. On m’a dit d’éviter les personnages fictifs dans mes écrits : j’ai créé Nero Tulip et Fat Tony car je m’ennuyais sans eux. On m’a dit de ne pas insulter le New York Times et le Wall Street Journal : c’est devenu un hobby pour moi et plus j’en écris plus ils me font des éloges. On m’a dit d’éviter la musculation pour ne pas aggraver mon mal de dos : je l’ai fait et je ne me suis jamais si bien porté.

Si je devrais tout refaire, je serais encore plus intransigeant que je ne l’ai été.

On ne devrait jamais faire quoi que ce soit sans y jouer sa peau. Vous devez risquer votre engagement dans ce que vous professez. C’est la suite logique de la Règle d’Argent.1 Voici donc ce que je pratique :

  • Ne lisez pas les journaux, ne suivez pas les informations. Pour vous convaincre, allez à la bibliothèque et essayez de lire les journaux de l’an dernier. Je ne vous dis pas d’ignorer l’actualité, mais d’aller des évènements aux journaux, et non l’inverse.

Alors que j’étais encore peu connu, j’ai quitté le plateau d’une émission de Bloomberg Radio car l’interviewer disait n’importe quoi. Ils m’ont tous dit que Bloomberg me mettrait sur liste noire  pourtant, 3 ans plus tard, j’étais en page de couverture de Bloomberg Magazine.
J’ai subi des campagnes de diffamation après m’être opposé frontalement à Monsanto et ce que je peux vous en dire c’est cela :

  • Si vous découvrez une supercherie, dénoncez-la haut et fort. Ça peut faire mal sur le court-terme mais vous serez antifragile sur le long-terme.

  • Traitez le portier avec plus de respect que le patron. Le patron a de la marge, pas le portier.

  • Si quelque chose vous ennuie, évitez-le – sauf bien sûr votre déclaration d’impôts et les visites chez votre belle-mère. Pourquoi ? Car votre instinct est le meilleur détecteur de mensonge ; utilisez-le tout au long de votre vie.

Quelques maximes pour conclure

Pas de muscles sans force,
d’amitié sans confiance,
d’opinion sans conséquence,
de changement sans esthétique,
d’âge sans valeurs,
de vie sans effort,
d’eau sans soif,
d’alimentation sans nourriture,
de pouvoir sans équité,
de faits sans rigueur,
de statistiques sans logique,
de mathématiques sans preuve,
d’enseignement sans expérience,
de valeurs sans incarnation,
de diplômes sans érudition,
de militarisme sans force morale,
d’évolution sans civilisation,
d’amitié sans investissement,
de vertu sans risque,
de probabilité sans ergodicité,
de richesse sans être exposé,
de complication sans profondeur,
de fluidité sans contenu,
de religion sans tolérance,

et, surtout :
rien sans jouer sa peau.


  1. Règle d’Or : « Faites ce que vous voulez qu’on vous fasse » (faire le bien d’autrui)  Règle d’Argent : « Ne faites pas ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse » (ne pas nuire à autrui). ↩︎