Ars Cultura

Qu’est-Ce Que La Société De L’Indistinction ?

« Une vie de citadine pleine d’aventures »…

Bonjour, Polly,

J’ai l’impression d’être un fantôme. Je suis une femme, j’ai 35 ans, et je ne suis personne. Pendant ma vingtaine et le début de ma trentaine, j’ai déambulé sur la côte Ouest, fait quelques escapades à l’étranger, eu nombre de jobs qui ne menaient nulle part. J’étais une fille à gars, toujours en couple. Ma plus tendre et plus longue relation (3 ans et demi, youhou) s’est achevée il y a 2 ans. À la suite de notre déménagement (vers ce qui était alors ma quatrième ville), nous bâtîmes une maison ensemble, et ensuite tout s’est effondré dans un grand fracas qui m’a mené à la ville où je suis actuellement, ma cinquième, et encore un autre petit boulot.

Après toutes ces années de changements frénétiques et de décisions hâtives, dont je disais qu’elles étaient les aventures audacieuses d’une vie atypique, je n’ai plus rien. Je n’ai aucun patrimoine, et je croule sous tellement de dettes à cause de tous ces choix insensés et de cette incapacité à me projeter que je ne pourrais probablement jamais prendre de retraite. Je n’ai pas de plan de carrière et je m’en fiche assez en réalité, mais aujourd’hui c’est ma vie quotidienne, et j’ai d’ailleurs à peine de quoi me payer deux nuits dans une chambre d’hotel. Je n’ai pas de famille, pas de couple construit au fil des années et des expériences partagées, pas d’enfant. Bien que je me fasse facilement des amis, j’ai laissé toutes mes connaissances dans les villes que j’ai quitté alors qu’eux continuaient à s’enraciner : des mariages, des maisons, des carrières, des communautés, des familles, des enfants. J’ai quelques amies proches, et j’en suis reconnaissante, mais j’ai de moins en moins de temps et c’est parfois des mois entiers qui séparent nos conversations. Je passe la plupart de mes nuits seule avec mon chat (notez le cliché).

Je pensais être créative – une bonne écrivaine, poétique, passionnée, curieuse. Maintenant, après toutes ces années de petits boulots vides et épuisants, après toutes ces ruptures, tous ces déménagements, tous ces problèmes d’argent, je suis profondément épuisée. Je pense à peine à acheter du savon alors il est clair que contempler l’humanité ou ressentir [une quelconque] inspiration […] est hors de ma portée. Honnêtement, les artistes m’offensent car je suis jalouse et je ne comprends pas comment j’ai pu à ce point oublier d’être quelqu’un.

Il y aussi cette peur d’un cancer du sein qui me tiraille et cette opération de l’utérus que j’ai dû subir pour des problèmes de fertilité. S’ajoute à cela le fait que j’ai 35 ans et que tous les gynécologues et autres sites de santé féminins m’annoncent la chute violente de ma fécondité, plus rapide qu’un piano en chute libre. Je songe désormais à congeler mes ovocytes, ce qui ferait empirer de plus belle mes difficultés financières sans fin, dans l’espoir d’enfin faire quelque chose de cette maison lugubre et d’un jour avoir une famille avec un homme sans nom.

J’essaye, Polly. Vraiment. Je suis dans une relation. Je fais du sport, je travaille dur. J’écoute la musique qui me plaît et j’aime mon chat. J’appelle ma mère souvent. Pourtant, j’ai l’impression d’être un fantôme. Personne ne sait qui je suis et où je suis allé. Je n’ai pas sû garder une amie, un amour ou un ennemi assez longtemps pour que ne puisse se produire quoi que ce soit. À quoi bon ? Je me fous de mon boulot. Je ne construis rien et ne vais nulle part, et je n’ai ni l’argent ni le temps de faire ce qui m’est cher. En plus, la société me dit que ma valeur de femme diminue chaque jour, que mes rides ont besoin de botox (mais impossible financièrement), alors que mon manager me demande de “finir ce rapport pour lundi”. À quoi bon ?

Cette torpeur s’exprime bizarrement. Je bois, et quand je vois des amies, je termine toujours ivre et énervée ou triste ou les deux à la fois et je les repousse. Avec les hommes que je fréquente, je sens comme une panique me gagner et je fais tout trop tôt (déménagement, mariage, “je dois avoir des enfants dans quelques années” ; une franche rigolade !). Le tout en faisant mine d’être la bombasse de 25 ans que je pensais encore être il n’y a pas si longtemps.

Je pensais être celle qui avait tout compris. Mener une vie de citadine pleine d’aventures ! Voyager ! Rapporter des souvenirs ! Désormais, je me sens terriblement vide. Et stupide. Comment me forger un avenir enthousiasmant malgré toutes ces années perdues ? Quel héritage et quelle image se dessinent pour moi alors que j’ai l’impression d’avoir brassé du vent toute ma vie ?

Une fille hantée


Traduction d’une lettre à un journal américain (‘I’m Broke and Mostly Friendless, and I’ve Wasted My Whole Life’, The Cut. https://www.thecut.com/2018/11/im-broke-and-friendless-and-ive-wasted-my-whole-life.html.) où l’auteure demande conseil à un membre de la rédaction. La réponse est d’ailleurs tellement déplacée (du type “Mais non voyons ! Vous êtes belle et pleine d’espoir et tout va très vite rentré dans l’ordre\ !”) que je n’ai pas pris la peine de la traduire.
Récemment, une étude du Pew Research Center (Where Americans Find Meaning in Life, Pew Research Center. https://www.pewforum.org/2018/11/20/where-americans-find-meaning-in-life/.) a conclu que la famille est le premier facteur de plénitude dans la vie des gens aux États-Unis. Pour plus d’un tiers, ce sentiment est directement lié aux enfants ou aux petits-enfants.